CHAPITRE VIII
Le voyage de retour permit de découvrir un nombre incroyable d'artefacts étranges, d'origine probablement extra-planétaire. Blade et Baker, aidés de Sherwood et de Sofia, sélectionnèrent ceux qui semblaient les plus intéressants et les entassèrent dans des sacs que les hommes d'équipage chargèrent à dos de brontosaure.
Le Grand Serpent du Temps n'avait plus donné signe de vie. Sans doute ne quittait-il jamais l'immense salle au plafond luminescent et son tapis végétal luxuriant.
— Quel monstre ! dit Sherwood en bouclant la dernière sangle. J'en ai encore froid dans le dos. Jamais vu une bestiole de ce calibre !
— Je me demande comment il trouve sa nourriture, marmonna Blade. Il doit falloir une quantité de viande bigrement importante pour nourrir une bête de cette taille !
— Les serpents mangent rarement, rappela Baker. Et ensuite, ils s'endorment le temps de la digestion. Un brontosaure de temps à autre lui suffit peut-être...
— Ce qui m'intrigue surtout, dit Blade, c'est cette faculté qu'il a de perturber les ondes radio et le magnétisme planétaire. Aucun autre animal de Yegg-Sh'Tra n'en est capable, à ma connaissance. Ce qui pose la question de l'origine de ce serpent... Il n'y a pas, sur ce continent, de lignée évolutive susceptible de lui avoir donné naissance.
— Un mutant ? émit Sofia.
— Ce serait une explication, concéda Ronny en la prenant par la taille. En fait, je n'en vois pas d'autre — à moins que cette créature n'ait été fabriquée, bien sûr.
— Fabriquée ? s'écria Sherwood. Et par qui ?
— Par les visiteurs d'outre-espace qui ont construit ce temple et abandonné tous ces étranges et merveilleux artefacts que nous avons ramassés, supposa Baker.
— Je te rappelle qu'il y a plus de cinq mille ans qu'ils ont quitté Joklun-N'Ghar.
— Ce qui justifierait la taille de cet animal, Andy, rétorqua son ami. Les serpents ne cessent jamais de grandir, jusqu'à leur mort. Si celui-ci a quelque chose comme cinq ou six millénaires, quoi de plus naturel qu'il mesure deux ou trois cents mètres ? Quant à son exceptionnelle longévité, elle s'explique sans peine s'il s'agit d'un produit de l'ingénierie génétique, « programmé » au cœur même de son ADN par un peuple très avancé scientifiquement.
— Dans quel but ? demanda Red Owens.
William Baker écarta les mains, paumes en avant, en un geste d'ignorance.
— Peut-être donner un... « dieu » aux Ophiolâtres. Il faudrait savoir à quand remonte le Culte du Serpent... Ce linguiste, Delani, semblait persuadé que les N'Ghariens — ou, du moins, certains d'entre eux — connaissaient l'existence de Yegg-Sh'Tra bien avant la venue des Terriens. Il pourra peut-être nous renseigner. En attendant, foin des suppositions oiseuses ! Il est grand temps de regagner Saghorn. Pendant que nous discutons, la N.S.U. rafle les actions de la B and B Col
L'expédition avait parcouru une trentaine de kilomètres en une heure à peine, dans le martèlement des puissantes pattes des brontosaures, quand un homme d'équipage signala un nuage de poussière suspect. Red Owens, qui guidait à ce moment la petite troupe, porta à ses yeux une paire de jumelles super-grossissantes et poussa un grognement de surprise.
— Que se passe-t-il ? interrogea Ronny Blade, dont la monture s'était arrêtée à côté de celle du pacha du Maraudeur.
— On nous poursuit, apparemment. J'estime leur nombre à une trentaine. Ils montent des dinosaures quelque peu différents des nôtres, avec un cou plus long et un corps moins massif. Tu veux les jumelles ?
Blade s'empara de l'instrument d'optique.
— Des diplodocus, confirma-t-il. Mais je n'arrive pas à identifier leurs cavaliers.
— Ce qui est certain, intervint Sherwood, c'est qu'ils ne nous poursuivent pas pour nous donner un coup de main. Je n'aime pas ça.
— D'où peuvent-ils venir ? interrogea Baker. Dans cette direction, il n'y a rien, sinon la savane et les reptiles géants. Je crains qu'il ne s'agisse d'Ophiolâtres décidés à nous faire payer la profanation du temple et de leur divinité ophidienne.
Ils lancèrent leurs montures au galop, mais il devint vite évident que celles de leurs poursuivants, bien qu'aussi massives, possédaient l'avantage de la vitesse. L'écart qui séparait les deux groupes n'était plus que de quelques centaines de mètres quand Red Owens atteignit la ligne de crête des collines entourant la cuvette de Shiil-Sh'Tar, où il fut bientôt rejoint par ses compagnons.
— Des N'Ghariens, dit-il en ôtant les jumelles de ses yeux. Des Ophiolâtres, à coup sûr.
— Il va falloir accepter le combat, déclara
Blade, tandis que les premières balles sifflaient autour d'eux.
Andy Sherwood brandit triomphalement son désintégrateur.
— Je vais leur balancer une secousse dont ils se souviendront jusque dans l'au-delà local !
— Utilisons plutôt les paralysateurs, intervint Baker. Il est préférable d'interroger des prisonniers plutôt que des atomes dispersés par le vent !
Blade et Owens sourirent, tant à cause de la plaisanterie de leur associé que de la mine déconfite d'Andy, qui voyait s'envoler une nouvelle occasion d'user de l'arme terriblement destructrice qu'il avait emportée. Il se pencha pour ranger le désintégrateur dans l'étui pendu à sa selle, puis se redressa, étreignant un paralysateur à longue portée.
— Inutile d'attendre qu'ils nous foncent dessus comme des rapaces, dit Blade. La meilleure défense a toujours été l'attaque. De plus, nous sommes en position de force malgré notre infériorité numérique, puisque nous occupons une position plus élevée que la leur. Il ne devrait pas être difficile de les mettre en fuite.
— Que tu dis ! grogna Sherwood. Moi, sans ce charmant gadget, je ne donne pas cher de notre peau, poursuivit-il en tapotant amoureusement le canon de métal transparent de son arme. En avant, Brubru ! Banzaï !
Puis, piquant des deux, il lança son brontosaure à la rencontre de leurs poursuivants. Ceux-ci, comprenant la tactique choisie par les Terriens, immobilisèrent leurs montures et dégainèrent leurs armes, qui lancèrent des reflets métalliques sous les rayons du soleil suspendu au-dessus de l'horizon brumeux.
Sans se soucier des projectiles qui sifflaient autour de lui, Andy Sherwood fonça droit sur les N'Ghariens — couché, toutefois, sur la selle pour offrir une cible moins évidente. La portée des fusils et revolvers dont étaient équipés les indigènes était en effet deux fois plus importante que celle des paralysateurs légers emportés par l'expédition. Quand il arriva à distance de tir, Andy se redressa brusquement et balaya d'un rayon jaune pâle la première rangée de cavaliers. Plusieurs d'entre eux, les muscles tétanisés, tombèrent de leur monture, tandis que d'autres, seulement effleurés par le rayon, s'accrochaient désespérément à leur selle.
Derrière Sherwood venaient Blade et Baker. Tandis que le premier se servait de son paralysateur pour mettre hors de combat les N'Ghariens de la première rangée ratés par leur associé barbu, le second dégoupillait une grenade hypnotique qu'il jetait au milieu du groupe de diplodocus. Il y eut un bruit évoquant une onomatopée de bande dessinée, un petit nuage de fumée rosâtre — et les trois quarts des assaillants churent à terre à leur tour, inconscients.
La demi-douzaine de N'Ghariens encore en état de combattre n'hésita que quelques fractions de seconde avant de s'enfuir dans le fracas de la course pesante de leurs montures reptiliennes, sous les quolibets d'Andy Sherwood, qui était sur le point de les paralyser au moment où ils avaient choisi de s'éclipser.
Ronny Blade mit pied à terre et se pencha sur l'indigène le plus proche, un grand gaillard aux cheveux courts vêtu d'un pagne et de sandales. Soulevant la pièce d'étoffe, il découvrit les tatouages génitaux des Ophiophiles. De son côté, Baker avait agi de même avec un autre agresseur paralysé.
— Eh bien ? s'enquit Andy.
— Des sectateurs du Serpent, sans le moindre doute, lui répondit Ronny. Je comprends de mieux en mieux.
— Alors, explique-nous. Car moi, je ne pige rien à tout ça !
— Je n'ai pas encore reconstitué tout le schéma, mais je peux d'ores et déjà t'en décrire une partie. Au départ, il y a un peuple humanoïde inconnu, dont un vaisseau a atterri sur Joklun-N'Ghar voici sept mille ans. Ces gens sont entrés en contact avec une ou plusieurs peuplades locales. C'est sans doute ensuite qu'ils ont construit le temple et créé le Grand Serpent du Temps.
« Pourquoi voulaient-ils donner un dieu vivant à ces primitifs ? Et, surtout, un dieu avec lequel les chamanes n'ghariens pourraient communiquer télépathiquement lors de transes induites par des substances hallucinogènes ? Je n'ai pas de réponse à cette question. Mais nous ne pouvons en douter : ils l'ont fait.
Ronny Blade se tut pour observer l'effet de ses paroles sur ses compagnons. Baker approuvait machinalement en hochant la tête, comme s'il avait de son côté tenu le même raisonnement. Red Owens plissait le front, concentré. Sofia semblait se désintéresser de la question. Andy Sherwood exprimait son ahurissement par une grimace involontaire du plus haut comique. Les hommes d'équipage n'écoutaient pas et Llianlloo...
La lueur de compréhension que Blade avait cru voir dans son œil était-elle réelle ?
— Des millénaires ont passé, reprit-il. J'ignore l'importance des groupes d'Ophiolâtres originels, mais au moment de l'arrivée des Terriens, seules quelques tribus de la jungle adoraient encore le Grand Serpent du Temps. Puis, récemment, « quelqu'un » a entrepris d'aider les chamanes à étendre leur domaine. D'un culte primitif, il a fait une véritable secte, une organisation dont le seul but est le départ des colons — enfin, de certains colons.
— Tu veux dire qu'il s'est mis les chamanes dans sa poche et que toute cette histoire d'ordres dictés lors de transes, c'est du bidon ? interrogea Sherwood.
— Pas du tout. Je te l'ai dit : le serpent géant a été créé pour que les prêtres puissent communiquer avec lui. Ce que je crois, c'est que notre mystérieux inconnu — qui, à mon avis, n'est pas seul — a réussi, d'une manière ou d'une autre, à manipuler les émissions du dieu vivant des Ophiolâtres. En lui posant un inducteur télépathique un peu plus perfectionné que celui qui équipe nos braves brontosaures, par exemple. Sofia, pouvez-vous demander à Llianlloo si elle a remarqué quelque chose dans le genre quand elle est montée sur sa tête ?
Les deux jeunes femmes discutèrent brièvement.
— Elle dit que oui. Un objet métallique, large comme une petite assiette, était rivé dans le crâne.
— Je l'aurais parié. Désormais, ce ne sont plus les sages conseils du Grand Serpent du Temps que perçoivent les chamanes, mais des émissions télépathiques orientées dans un but précis. On a cru que la popularité du Culte du Serpent venait de ses positions anticolonialistes ; il n'en est rien. Notre inconnu s'est d'abord occupé de « former » un nombre suffisant de chamanes — puis, lorsque ceux-ci eurent suffisamment de fidèles, il a lancé la guérilla contre les Terriens.
— Tu crois donc que celui ou ceux qui les manipulent ont connaissance de l'existence du temple et du serpent ? demanda Red Owens.
— Llianlloo était bien au courant, elle ! Rappelez-vous sa conduite quand elle nous a rejoint. Elle savait exactement ce qu'il fallait faire pour calmer le serpent. Peut-être même lui a-t-elle parlé...
— Elle a émis des sifflements, se souvint Sofia. Et le serpent a joué avec elle. Il semblait la connaître. Nveredigm oof skaggerakk ? demanda-t-elle à Llianlloo.
La jeune N'Gharienne répondit avec un doux sourire.
— D'après elle, le serpent connaît tous ses adeptes. Elle a fait une allusion à la cérémonie d'initiation que je n'ai pas comprise.
Blade hocha pensivement la tête.
— Je ne suis pas surpris. Les chamanes n'ont aucun talent particulier. Ce sont le champignon g'zuunta et la liane y'aggé qui leur permettent d'entrer en contact avec le serpent, et les adeptes en absorbent lors de la cérémonie d'initiation.
— Conditionnement ? souffla Baker.
— Peut-être. Ça expliquerait le fanatisme des Ophiolâtres.
— Que fais-tu des opposants comme Llianlloo ? interrogea Sherwood.
— Des réfractaires au conditionnement. Cela me semble tout à fait plausible. (Blade se frotta le menton, l'air inspiré.) Pour en revenir à ce que je vous disais, notre inconnu, donc, a « domestiqué » le serpent, s'assurant la direction des sectateurs répartis sur la planète. Il a aussi amené sur Yegg-Sh'Tra un certain nombre d'Ophiolâtres, destinés tant à protéger le temple qu'à faire disparaître les importuns. Et comme notre ami est prudent, il leur a donné de vieilles pétoires terriennes au lieu d'armes à rayons, bien plus efficaces. On ne sait jamais...
— Ça se tient, fit William Baker. Il reste simplement à mettre un nom et un visage sur ce mystérieux inconnu qui, d'après ta théorie, manipulerait les Ophiolâtres.
— Oui, conclut Sofia van Norden. Qui est le serpent ?
L'expédition suivait le lit d'une petite rivière à l'eau claire qui descendait en sinuant vers l'océan. Les brontosaures avaient progressé à vivre allure, de sorte qu'à deux heures du crépuscule, ils ne se trouvaient plus qu'à une vingtaine de kilomètres de Saghorn.
L'étroite vallée creusée au fil des âges par le cours d'eau était un asile pour une flore très originale, notamment des arbustes aux troncs torturés porteurs de lourds fruits jaunes et des centaines de sortes de fleurs multicolores. La petite troupe atteignit un point où la rivière s'élargissait au point de se transformer en un lac d'une centaine de mètres de large, au milieu duquel émergeaient quelques îlots fertiles.
— Un endroit enchanteur. Je me demande s'il fait partie des terrains qui seront mis aux enchères. Après tout, rien ne nous empêche de porter notre choix sur une autre concession que celle qu'on nous a conseillée.
— Tu as raison, Ronny, approuva William Baker. Ce lac constitue un emplacement idéal pour ouvrir une base de loisirs destinée à la population de Saghorn. La ville n'est-elle pas appelée à se développer ? Quand les installations portuaires commenceront à pousser sur le littoral, les gens du coin devront renoncer à se baigner dans l'océan ; et dans quelques années, il y a gros à parier que la banlieue s'étendra presque jusqu'ici. Je flaire la bonne affaire.
— Vous ferez des projets plus tard ! ironisa Red Owens, qui avait pris la tête. Il faut... (Sa bouche se figea en un O de surprise.) Là ! Regardez !
Tous suivirent des yeux la direction indiquée par son index. Une centaine de petits diplodocus dévalaient la vallée, montés par des N'Ghariens qui brandissaient des armes luisantes de graisse.
— La deuxième vague, grogna Andy Sherwood. Ceux que nous avons laissé échapper tout à l'heure sont allés chercher leurs petits copains.
— Ils sont trop rapides pour que nous puissions espérer les distancer, jugea Blade. Vite ! Tout le monde dans le lac !
Et, donnant, l'exemple, il entraîna sa monture dans les flots paisibles. Ses compagnons le suivirent dans une confusion qui, en d'autres circonstances, aurait paru du plus haut comique. Mais autour d'eux soufflaient à présent les premières balles de leurs agresseurs. Tandis que son brontosaure entrait dans l'eau, Andy Sherwood fit usage de son désintégrateur. Le rayon mauve à large diffraction creusa une tranchée d'un mètre de profondeur, si près des diplodocus de tête que leurs cavaliers ne purent les empêcher de trébucher. Plusieurs d'entre eux roulèrent à terre sous les cris de rage de l'ensemble des attaquants.
L'un des hommes d'équipage poussa un cri bref et retomba sur sa selle, aussi mou qu'un pantin. Une tache écarlate s'élargissait dans le dos de sa combinaison, centrée sur l'emplacement du cœur.
Voyant cela, Andy fit feu une seconde fois, visant un pan de falaise qui surplombait le chemin qu'avait suivi l'expédition. Une avalanche de débris de rocs — dont les plus gros atteignaient la taille d'un homme — s'abattit sur les premiers agresseurs, et la troupe dut stopper pour attendre la fin de la pluie minérale.
Pendant ce temps, Blade, Baker et Sofia avaient atteint l'îlot le plus proche. Long d'une trentaine de mètres, large de dix à peine, il était couvert d'une épaisse végétation, que les brontosaures piétinèrent sans vergogne. Quand Red Owens et Llianlloo les eurent rejoints, il restait à peine assez de place pour un seul animal et son cavalier. Malgré l'inducteur télépathique, les massives créatures manifestaient une certaine nervosité, que leurs cavaliers avaient du mal à contenir. La bête que montait Baker, notamment, ne cessait de piétiner sur place en faisant onduler en tous sens son long cou écailleux.
Un homme d'équipage rejoignit le petit groupe, bientôt suivi par un second. Au lieu de faire monter leurs brontosaures sur l'îlot, ils choisirent de rester dans l'eau — ce qui ne posait aucun problème à leurs montures qui, à l'état sauvage, passaient le plus clair de leur temps au sein de l'élément liquide ou dans les marais.
Le dernier astro était à mi-chemin quand une balle le frappa. Il tressaillit, porta une main à sa hanche. Le coup n'avait fait que l'effleurer. Derrière lui, Andy Sherwood brandit une nouvelle fois son désintégrateur, mais sans doute l'humidité l'avait-elle endommagé, car il refusa obstinément de fonctionner. Grommelant des injures indistinctes, Sherwood le rangea dans son étui et dégaina son paralysateur. Une demi-douzaine de N'Ghariens churent de leur monture, les muscles tétanisés.
Une grêle de balles rida la surface de la rivière autour du Terrien et de son brontosaure. Quelques-unes d'entre elles durent toucher l'animal, qui sursauta à plusieurs reprises, comme piqué par un insecte. En essayant de se retourner pour lâcher une dernière décharge de paralysateur, Andy perdit l'équilibre. Sa ceinture l'empêcha de tomber tout à fait, mais il pendait désormais la tête en bas sur le flanc du brontosaure, aussi incapable de remonter sur la selle qu'une tortue retournée de se remettre sur ses pattes.
Voyant cela, le troisième homme d'équipage fit accomplir un demi-tour à sa monture pour se porter à son secours. Il était sur le point de rejoindre Sherwood quand deux balles le frappèrent, l'une à la poitrine, l'autre à la jonction de l'épaule et du cou. Il s'effondra, perdant son sang en abondance, tandis que les premiers diplodocus entraient dans l'eau, indifférents à la pétarade des armes de leurs cavaliers.
Par bonheur, le brontosaure d'Andy avait continué à progresser en direction de l'îlot, sans doute attiré par la présence de ses congénères. Quand il l'atteignit, les deux hommes d'équipage survivants n'eurent aucun mal à remettre en selle le barbu, qui cessa dès lors de tempêter et de vociférer.
— Nous allons avoir du mal à les repousser, constata Ronny Blade.
— D'autant plus qu'ils sont en train de nous couper la retraite ! s'écria Baker. Regardez ce groupe, là-bas, en amont. Il est en train d'essayer de nous prendre à revers.
— Ils vont occuper l'îlot le plus proche, dit Red Owens. Ça crève les yeux. Je ne sais même pas si nous pourrons les contenir — ils sont trop nombreux.
— Et ce foutu désintégrateur qui foire ! rugit Andy Sherwood en donnant un coup de poing sur la crosse de l'arme.
Un rayon mauve jaillit de l'étui, dématérialisant quelques millimètres de la peau écailleuse du brontosaure avant de creuser un vortex tourbillonnant dans l'eau limpide. Luttant pour conserver son calme, Andy sortit précautionneusement du fourreau de plastex l'arme bloquée en position de tir et l'orienta vers la vingtaine de diplodocus qui tentaient de contourner leur position.
Le faisceau violacé s'éteignit une fraction de seconde avant de se poser sur sa première victime. Poussant un juron obscène, Sherwood commença à marteler du poing la crosse et le corps de l'arme. Puis, jugeant que la panne était définitive, cette fois-ci, il jeta le désintégrateur dans la rivière, une expression de dépit sur son visage barbu.
Pendant ce temps, ses compagnons avaient disposé leurs montures à demi immergées en cercle autour de l'îlot ; les puissants brontosaures formaient une muraille de deux mètres de hauteur, infranchissable aux balles des agresseurs, mais non exempte de failles ; les lourds animaux ne cessaient en effet de bouger. Quant à leurs cavaliers, ils avaient mis pied à terre et sorti leurs armes. Il n'était plus question de se montrer clément ; cette fois-ci, les thermiques entreraient en action et plus seulement les paralysateurs.
Andy intégra son brontosaure dans le rempart vivant et rejoignit ses compagnons, pataugeant dans l'eau tiède.
— Notre position est très mauvaise, jugea Blade. Maintenant qu'ils ont réussi à prendre pied sur cet îlot, il ne nous reste plus qu'une issue : la rivière.
— Étonnant qu'ils n'aient pas envoyé quelques hommes en aval, commenta Sherwood qui essayait d'essorer ses vêtements trempés.
— Tu n'entends pas ce bruit ? demanda Red Owens. Je crois que le lac se termine par une cascade ou des rapides. Pas question de passer par là. Nous sommes coincés, mes amis. Assiégés. La question est de savoir combien de temps nous pouvons tenir dans de telles conditions. Nous avons déjà perdu deux hommes. La prochaine attaque sera bien plus meurtrière, j'en ai bien peur.
— Je le crains également, renchérit Baker. Ces antiques pétoires à projectiles sont tout aussi efficaces qu'un pistolaser, lorsqu'elles font mouche — et le sort tragique de nos deux gars prouve à l'évidence que ces Ophiolâtres savent parfaitement s'en servir !
— Nous aurions dû emporter un émetteur, grogna Sherwood. Après tout, n'étions-nous pas partis pour mettre un terme à ces fichues perturbations ?
— Nous ne pouvions prévoir ni que le temps presserait — à cause de l'O.P.A. de la N.S.U. —, ni que nous serions attaqués sur le chemin du retour par une centaine de sectateurs armés jusqu'aux dents, lui rappela Baker. Cela dit, tu as raison : un émetteur serait bigrement utile dans les circonstances présentes.
Llianlloo le tira par la manche. Il tourna la tête, intrigué, La jeune N'Gharienne lui fit un sourire radieux et fouilla dans le sac de peau qui ne l'avait pas quittée un seul instant. Après dix longues secondes de recherches, durant lesquelles ses compagnons ne perdaient pas un seul de ses mouvements, elle en tira un minuscule émetteur-récepteur d'un modèle inconnu, qu'elle tendit à Baker.
Celui-ci s'en empara, les yeux agrandis par la surprise. Puis son regard s'éclaira.
— Tu comprends ce que nous disons, accusa-t-il.
— Bien sûr, répondit Llianlloo en omnia lingua. Je comprends tout depuis le début.
Sofia van Norden poussa un petit cri aigu et s'évanouit dans les bras de Ronny Blade.